Durant l’exposition qui a débuté le 15 avril 1874, présentant les œuvres des peintres avant-gardistes, une pluie de d’insultes s’abat sur le nouveau groupe. La presse ne ménage pas ses mots pour railler et se moquer de cette peinture innovante.
L’apogée de ces critiques apparaît dans l’article du journaliste Louis Leroy, publié dans ‘Le Charivari’ le 25 avril 1874, soit environ dix jours après l’ouverture de l’exposition. Cet article est devenu emblématique de la réception initialement hostile envers le mouvement avant-gardiste des impressionnistes
“Avant de vous présenter l’article emblématique de Louis Leroy, permettez-moi d’introduire les deux protagonistes clés mentionnés dans ce texte. Leurs interactions et leurs perspectives offrent un aperçu fascinant de l’époque et du contexte dans lequel l’impressionnisme a émergé et a été reçu par le public et les critiques
D’abord, il y a Claude Leroy, un journaliste et critique d’art talentueux, qui a collaboré avec des publications telles que ‘Le Journal amusant’, ‘Le Charivari’ et ‘Le Gaulois’ pendant trente ans. Outre sa carrière journalistique, Leroy a également écrit des pièces de théâtre enjouées et populaires, comme ‘Le Chemin retrouvé’ et ‘Le Hashisch’. Il a même co-écrit deux pièces avec Eugène Labiche : ‘Il est de la police’ et ‘Brûlons Voltaire !’. En plus d’être un écrivain, Leroy était également peintre de paysages et graveur, illustrant souvent ses propres articles avec ses gravures. Entre 1835 et 1861, il a régulièrement exposé ses œuvres au Salon.
Ensuite, nous avons Joseph Vincent, un personnage imaginaire présenté comme un paysagiste et élève du célèbre peintre Jean-Victor Bertin.
Bertin était une figure majeure dans le courant du paysage historique, un genre qui combinait des éléments de paysages naturels avec des thèmes historiques ou mythologiques. Vincent, en tant qu’élève de Bertin, aurait été fortement influencé par ces idéaux classiques et académiques dans l’art
Voici une oeuvre de Bertin nommé Paysage (1804)

E L’Exposition des impressionnistes
Oh! ce fut une rude journée que celle où je me risquai à la première exposition du boulevard des Capucines en compagnie de M. Joseph Vincent, paysagiste, élève de Bertin, médaillé et décoré sous plusieurs gouvernements ! L’imprudent était venu là sans penser à mal; il croyait voir de la peinture comme on en voit partout, bonne et mauvaise, plutôt mauvaise que bonne, mais non pas attentatoire aux bonnes mœurs artistiques, au culte de la forme et au respect des maîtres. — Ah! La forme! Ah! les maîtres ! Il n’en faut plus mon pauvre vieux ! Nous avons changé tout cela.
En entrant dans la première salle, Joseph Vincent reçut un premier coup devant la Danseuse, de M. Guillaumin [N.d.R. : Il semble y avoir une erreur dans la description de l’auteur. En effet, c’est Auguste Renoir qui a présenté une œuvre représentant une danseuse, et non Armand Guillaumin. Dans cette exposition, Guillaumin avait exposé trois œuvres, à savoir ‘Le Soir. Paysage’, ‘Temps pluvieux. Paysage’, et ‘Soleil couchant à Ivry’. La mention d’une danseuse dans les œuvres de Guillaumin est donc incorrecte et doit être correctement attribuée à Auguste Renoir.]
La Danseuse d’Auguste Renoir
— Quel dommage, me dit-il, que le peintre, avec une certaine entente de la couleur, ne dessine pas mieux : Les jambes de sa danseuse sont aussi floches que la gaze des jupons. — Je vous trouve dur pour lui, répliquai-je, Ce dessin là est très-serré au contraire. L’élève de Bertin, croyant que je faisais de l’ironie, se contenta de hausser les épaules sans prendre la peine de me répondre, Tout doucement alors, de mon air le plus naïf, je le conduisis devant le Champ labouré, de M. Pissaro [N.d.R. : Le titre exact de l’œuvre de Camille Pissarro est ‘Gelée blanche’, et non ‘Champ labouré]
Champ labouré,
À la vue de ce paysage formidable, le bonhomme crut que les verres de ses lunettes s’étaient troublés. Il les essuya avec soin, puis les reposa sur son nez. ب “Par Michalon ! s’écria-t-il, qu’est-ce que c’est que ça?” — Vous voyez, une gelée blanche sur des sillons profondément creusés. “Ma foi, ce sont des grattures de palette posées uniformément sur une toile sale. Ça n’a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni devant ni derrière.” — Peut-être… mais l’impression y est. — “Eh bien, elle est drôle, l’impression! Oh! et ça?” — Un Verger, de M. Sisley. Je vous recommande le petit arbre de droite ; il est gai; mais l’impression.
Verger au printemps | Alfred Sisley
— “Laissez-moi donc tranquille avec votre impression!… Ce n’est ni fait ni à faire. Mais voici une Vue de Melun, de M. Rouart, où il y a quelque chose dans les eaux. Par exemple, l’ombre du premier plan est bien cocasse.”
Henri Rouart – La terrasse au bord de la Seine à Melun
— C’est la vibration du ton qui vous étonne. — “Dites le torchonné du ton, et je vous comprendrai mieux. — Ah! Corot, Corot, que de crimes on commet en ton nom! C’est toi qui as mis à la mode cette facture lâchée, ces frottis, ces éclaboussures, devant lesquels l’amateur s’est cabré pendant trente ans, et qu’il n’a acceptés que contraint et forcé par ton tranquille entêtement. Encore une fois la goutte d’eau a percé le rocher!” Le pauvre homme déraisonnait ainsi assez paisiblement et rien ne pouvait me faire prévoir l’accident fâcheux qui devait résulter de sa visite à cette exposition à tous crins. Il supporta même sans avarie majeure la vue des Bateaux de pêche sortant du port, de M. Claude Monet ;
Le Havre, bateaux de pêche sortant du port
Le Havre, Bâteaux de Peche Sortant du Por
peut-être que je l’arrachais à cette contemplation dangereuse avant que les petites figures délétères du premier plan n’eussent produit leurs effets. Malheureusement, j’eus l’impression de le laisser trop longtemps devant Le Boulevard des Capucines du même peintre.
Le Boulevard des Capucines
_Ah ah, ricana-t-il à la manière de Méphisto, est-il assez réussi, celui-là… Voilà de l’impression, ou je ne m’y connais pas… Seulement, veuillez me dire ce que représentent ces innombrables petites taches noires dans le bas du tableau.
— Oh, ce sont des promeneurs. — Des promeneurs!… Mais je ne vois pas de ça quand je me promène sur le boulevard des Capucines… Sang et tonnerre! Vous moquez-vous de moi à la fin? — Je vous assure, Monsieur Vincent… — Mais ces taches ont été obtenues par le procédé qu’on emploie pour le badigeonnage des granits de fontaine: Pif! paf! v’la! vlan! Va comme je te pousse! C’est inouï, effroyable! J’en aurai un coup de sang bien sûr!
J’essayai de le calmer en lui montrant le Canal Saint-Denis, de M. Lépine, et la Butte Montmartre, de M. Ottin,
Canal Saint-Denis – Stanislas Lépine
Butte de Montmarte de Léon-Auguste Ottin
tous les deux assez fins de ton; mais la fatalité était la plus forte; les Choux de M. Pissarro l’arrêtèrent au passage, et de rouge il devint écarlate.
Le champ de chou de Camille Pissarro
— Ce sont des choux, lui dis-je d’une voix doucement persuasive. — Ah! les malheureux, sont-ils assez caricaturés!… Je jure de n’en plus manger de ma vie! — Pourtant ce n’est pas leur faute si le peintre… — Taisez-vous!… où je fais un malheur!
Tout à coup il poussa un grand cri en apercevant la Maison du pendu, de M. Paul Cézanne.
La maison du pendu de Paul Cézanne
Les empâtements prodigieux de ce petit bijou achevèrent l’œuvre commencée par le Boulevard des Capucines; le père Vincent délirait. D’abord sa folie fut assez douce. Se mettant au point de vue des Impressionnistes, il abondait dans leur sens. — “Boudin a du talent, me dit-il devant une plage de cet artiste ; mais pourquoi pignoche-t-il ainsi ses marines?” — Ah! vous trouvez sa peinture trop faite? — Sans contredit. Parlez-moi de Mme Morisot! Cette jeune personne ne s’amuse pas à reproduire une foule de détails oiseux. Lorsqu’elle a une main à peindre (la Lecture), elle donne autant de coups de brosse en long qu’il y a de doigts, et l’affaire est faite. Les niais qui cherchent la petite bête dans une main n’entendent rien à l’art impressionniste, et le grand Manet les chasserait de sa république. — Alors M. Renoir suit la bonne voie, il n’y a rien de trop dans ses Moissonneurs. J’oserai même dire que ses figures…
Les Moissonneurs de Pierre-Auguste Renoir
— Sont encore trop étudiées. — Ah! monsieur Vincent! Mais voyez donc ces trois touches de couleur qui sont censées représenter un homme dans les blés. — Il y en a deux de trop ; une seule suffisait. Je jetai un coup d’œil sur l’élève de Bertin : son visage tournait au rouge sombre. Une catastrophe me parut imminente, et il était réservé à M. Monet de lui donner le dernier coup. — Ah! le voilà, le voilà! s’écria-t-il devant le n° 98, Je le reconnais le favori de papa Vincent! Que représente cette toile? Voyez au livret! — « IMPRESSION, Soleil levant. »
Impression Soleil levant de Claude Monet
— Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans. Et quelle liberté, quelle aisance dans la facture! Le papier peint à l’état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là! — Cependant qu’auraient dit Michalon, Bidault, Boisselier et Bertin devant cette toile impressionnante? — Ne me parlez pas de ces hideux croûtons! hurla le père Vincent. En rentrant chez moi, je crèverai leurs devants de cheminée!
Le malheureux reniait ses dieux! En vain je cherchai à ranimer sa raison expirante en lui montrant une Levée d’étang, de M. Rouart, à laquelle il manque peu de chose pour être tout à fait bien; une étude de château à Sannois, de M. Ottin, très lumineuse et très fine ; mais l’horrible l’attirait.
Levée d’étang de Henri Rouart
La blanchisseuse, si mal blanchie, de M. Degas, lui faisait pousser des cris d’admiration.
Blanchisseuses de Edgar Degas
Sisley lui-même lui paraissait mièvre et précieux. Pour flatter sa manie et de peur de l’irriter, je cherchais ce qu’il y avait de passable dans les tableaux à impression et je reconnaissais sans trop de peine que le pain, les raisins et la chaise du Déjeuner, de M. Monet, étaient de bons morceaux de peinture.
Le dejeuner de Claude Monet
Mais il repoussait ces concessions. — Non, non! s’écriait-il. Monet faiblit là. Il sacrifie aux faux dieux de Meissonnier. Trop fait, trop fait, trop fait!… Parlez-moi de la Moderne Olympia, à la bonne heure!
Olympia de Edouard Manet
Hélas! allez la voir, celle-là! Une femme pliée en deux à qui une négresse enlève le dernier voile pour l’offrir dans toute sa laideur aux regards charmés d’un fantoche brun. Vous vous souvenez de l’Olympia, de M. Manet?
Eh bien, c’était un chef-d’œuvre de dessin, de correction, de fini, comparée à celle de M. Cézanne.
Une modèrne Olympia de Paul Cézanne
Enfin le vase déborda. Le cerveau classique du père Vincent, attaqué de trop de côtes à la fois, se détraqua complétement. Il s’arrêta devant le gardien de Paris qui veille sur tous ces trésors, et, le prenant pour un portrait, se mit à m’en faire une critique très-accentuée. Est-il assez mauvais! fit-il en haussant les épaules. ب De face il a deux yeux… et un 262… et une bouche!… Ce ne sont pas les impressionnistes qui auraient ainsi sacrifié au détail. Avec ce que lo peintre a dépensé d’inutilités dans cette figure, Monet eût fait vingt gardiens de Paris! — Si vous circuliez un peu, vous, lui dit le portrait, — Yous l’entendez! il ne lui manque même pas la pa- role!… Faut-il que le cuistre qui l’a pignoché ait passé du temps à le faire ! Et pour donner à son esthétique tout le sérieux conve- nable, le père Vincent so mit à danser la danse du scalp devant le gardien ahuri, en criant d’une voix étranglée : — Hugh! Je suis l’impression qui marche, le couteau à palette vengeur, le Boulevard des Capucines, de Monet, la Maison du pendu et la Moderne Olympia, de M. Cé- zanne ! Hugh! hugh! hugh! :
LOUIS LEROY.
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